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Ubiquité Culture

 

Entre esquisse, conte philosophique et chronique contemporaine, l’objet est délicat, porté par une actrice-chanteuse et un contrebassiste. On dirait une enluminure qui sous son apparente simplicité se révèle des plus sophistiquée.

 

L’actrice arrive du fond de la salle, hauts talons, sourire aux lèvres écarlates, scénario à la main et monte sur le plateau entièrement dégagé où seule une main-courante en bois borde l’espace vide. Le musicien est présent et fait vibrer ses cordes. Elle, s’adresse au spectateur, droit dans les yeux, comme pour une conversation ou pour une conférence. Elle donne la règle de la rencontre qui est, non pas de dialoguer avec le public, « mais, avec le public, de dialoguer avec une idée. » Le texte s’y prête. Il parle des villes-refuges telles que l’Ancien Testament les mentionne, villes servant de havre de paix à ceux qui ont besoin de protection lorsqu’ils sont coupables d’homicide involontaire.

 

Le texte lu et conté parle de l’Autre et de l’altérité, de l’hospitalité, à la première personne du pluriel, nous, sujet – signifiant nous, habitants des villes européennes –. Il est repris en seconde lecture, en changeant le nous par ils ou eux complément d’objet, pour établir un glissement des idées, les décentrer. Puis l’actrice s’efface et se fond dans le noir du mur, tandis que la contrebasse parle en solo, entre le chuchotement et le cri. Elle, revient, pieds nus, cheveux noués, et chante d’un chant profond les imprécations archaïques d’une sorte de mélopée. Sa voix est belle, son chant vient du fond des temps.

 

Le texte est dit une troisième fois, en arabe, langue maternelle de Nanda Mohammad, actrice syrienne. Sa présence souffle le chaud. Le duo qu’elle forme avec David Chiesa, contrebassiste, est subtil dans son imperceptible mobilité. Comme des constellations, chacun glisse et se déplace. Lui, fait corps avec sa table d’harmonie, tantôt frottant les cordes avec l’archet tantôt les pinçant, créant une ample déclinaison de sons, cherchant très loin les aigus, et faisant grincer son piquet sur le sol quand il danse avec l’instrument.

 

Henri jules Julien donne pour référence le philosophe Emmanuel Lévinas qui sait « dire l’humain de l’homme » et qui a particulièrement travaillé sur le concept d’éthique – « Rien n’est plus étrange ni plus étranger que l’autre homme et c’est dans la clarté de l’utopie que se montre l’homme. Hors de tout enracinement et de toute domiciliation ; apatridie comme authenticité. » La seconde référence repose sur l’économiste indien Amartya Kumar Sen qui a reçu le Prix Nobel en 1998 pour ses travaux sur la famine, la théorie du développement humain, l’économie du bien-être, et sur la démocratie comme source du progrès social. Metteur en scène, producteur et traducteur, Henri Jules Julien vit au Caire depuis quatre ans et y multiplie les initiatives pour présenter les artistes égyptiens et syriens sur les scènes européennes.

 

Sur le plateau, la lumière tourne comme celle d’un phare ou comme des gyrophares émettant leurs signaux de détresse. Elle fait aussi penser à la danse des flammes dans la cheminée, qui éclaire épisodiquement les visages et sculpte des contre-jours. Ces villes-refuges qui semblent bien lointaines ne datent pas seulement de la plus haute Antiquité, elles sont peut-être encore à nos portes.

Brigitte Rémer, le 20 mars 2017

Hotello

 

Dialogue avec une idée de philosophie politique.

 

Le sang à l’intérieur du corps signe la vie tandis que celui qui se répand au dehors symbolise la mort, le meurtre, la guerre, la violence et, religieusement, le sacrifice. « Le sang appelle le sang », dit Macbeth. Le spectacle sanguinaire, biblique ou shakespearien, provoque un effroi vie, mort, blessure, meurtre, violence, sexualité. Le talion représente le châtiment qui consiste à infliger au coupable le traitement qu’il a fait subir à sa victime. Transmise par Yahvé à Moïse et au peuple hébreu, la loi du talion limite l’exercice spontané de la vengeance : « Vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. » (Deutéronome, Bible de Jérusalem) Soit le principe d’une stricte égalité dans l’échange des maux, pour contenir un second excès qui consiste à rendre à l’agresseur plus de mal qu’il n’en a donné à l’agressé.
La vengeance acceptable prend la forme d’une stricte égalisation, ainsi la création de villes-refuges où la vengeance n’est plus un face à face entre deux individus, mais une relation encadrée par l’ensemble de la communauté.
Or, la vengeance est toujours injuste – un simulacre de justice – un réglage soumis aux agressivités individuelles, nuisibles à la vraie justice et appelant son intervention. La justice met un terme aux excès de la vengeance et se substitue à elle. Comment alors lutter contre la justice des poissons la matsyanyaya expression méprisante des premiers théoriciens du droit en Inde ? Cette justice inique qui fait qu’un gros poisson est libre de dévorer un petit poisson.
L’actrice et chanteuse syrienne Nanda Mohammad dit De la justice des poissons du metteur en scène Henri-Jules Julien, sur une idée de philosophie politique, via l’économiste indien Amartya Sen et le philosophe français Emmanuel Lévinas : le dessin d’un parallèle entre une archaïque tradition biblique et le monde d’aujourd’hui.
Tandis que pleure et gronde la contrebasse de David Chiesa que l’instrumentiste free jazz déplace délicatement sur le plateau de scène, comme arpentant la surface planétaire de ce côté géopolitique-ci de la richesse à celui de la pauvreté, l’idée d’un partage injuste entre habitants de ville-refuge et ceux qui rôdent autour est déclinée. Cette idée n’est pas appréhendée tout à fait de la même manière selon qu’on a des expériences différentes de la vie, qu’on vienne d’endroits différents de la planète.
Il y a 3000 ans, les anciens Hébreux avaient créé des « villes de refuge » où pouvait s’abriter le meurtrier « par inadvertance » contre la colère du « rédempteur du sang versé », ce proche de la victime par accident « dont le cœur est échauffé par le meurtre commis ». (La Bible : Nombre ; Deutéronome).
Le texte de ce spectacle décrit d’abord cette vieille coutume, puis se demande dans un second temps ce que cette coutume peut signifier d’actuel pour nous : « Nous » habitants des riches villes occidentales. Ne serions-« nous » pas comme retranchés dans « nos » villes de refuge qui « nous » protègent de la colère justicière des proches de victimes de catastrophes au loin catastrophes qui sont la conséquence involontaire de « notre »richesse- même ? Le spectacle propose enfin un troisième point de vue : quel
est le sens de ces villes de refuge aujourd’hui – des villes qui d’ailleurs perdent de plus en plus de leur « sécurité » initiale – pour « les proches de la victime », ces « rédempteurs du sang versé » dont « le cœur est échauffé » ?
Le texte est énoncé d’abord à la première personne, le « nous » des habitants des villes européennes, villes de refuge conséquent à l’acquisition de notre richesse.
Le discours reprend le même propos, et le « nous » est remplacé par la troisième personne du pluriel indéfinie « ils », « eux », les habitants des villes européennes. L’actrice parle au nom des proches des victimes de l’inégalité planétaire foncière. Entendons-nous les voix de ceux qui errent aux abords de nos villes de refuge et réclament sourdement justice, mutilés par les séquelles de « notre » bien-être ?
Le texte est enfin dit en arabe, langue de cet au loin qui n’est plus si étranger.
La performance de l’actrice, texte en mains, est grave, tendue et émouvante. Sa mélopée chantée provient du tréfonds de l’Histoire et de l’intimité – pleurs de peine et de souffrance – tentant de rapprocher l’inconciliable de points antithétiques. Déclamant, le sourire aux lèvres, elle jette une amorce qui attire son public, un appât auquel puissent mordre les citoyens du monde conscients et responsables que nous pourrions être, d’autant que l’exigence inextinguible de justice jamais ne se taira.

 

Véronique Hotte, le 15 mai 2016

Théâtre du Blog

 

Une seule actrice, Nanda Mohammad, pour incarner trois femmes. Trois points de vue différents sur le même texte : une première fois en français à la première personne du pluriel (« nous »), une seconde où l’énonciation se fait, distanciée, grâce à l’emploi de la troisième personne (« ils, eux »). Et une troisième version en langue arabe. Autant de points de vue différents pour ne pas dire antagonistes. « Nous » assume les faits énoncés, c’est la voix de la culpabilité ; « eux » met en cause les agents : c’est la voix de l’accusation. Traduit en arabe, le même texte change de sens, et les mots n’ont plus la même résonance : le contexte a changé, la musique du verbe n’est plus la même. Du réquisitoire, on est passé à l’ode. La mélopée, la musique, la plainte de la contrebasse ont fait leur œuvre. Et la mutation du texte s’opère, à la faveur de ce choral. La présence poétique des ombres et des lumières n’est pas étrangère à cette métamorphose. Traduit en arabe, déclamé comme un psaume, le texte se fait cantique. La traduction joue pleinement son rôle de «belle infidèle»: qui peut dire que le mot français: liberté, corresponde vraiment au mot arabe: Houria ? Ils ont peut-être un sens analogue, mais sûrement pas la même valeur ! La comédienne syrienne a un français teinté d’étrangeté, et un arabe, musical.

 

Alors, qu’est ce texte mystérieux ? Un récit, un conte philosophique, une méditation sur la justice qui trouve sa source dans la Bible, autour des notions de loi du talion et de villes-refuges qu’étaient les villes de Palestine, dont la vocation était de protéger le «meurtrier par inadvertance », un homme ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent : subjectivement innocent, objectivement coupable. Celui qui réclame justice n’est ni un vengeur sanguinaire, ni un miséricordieux débonnaire. Quant aux villes-refuges, elles sont à la fois protection et terre d’exil ! Côté justice, on est aussi en pleine ambiguïté. Partant de là, le texte poursuit son interrogation, et la comédienne nous invite à méditer sur cette aporie. Le confort des occidentaux ne serait-il pas installé sur la ruine des pays colonisés ? A qui profitent le crime et la terreur au Moyen-Orient? Qui sont aujourd’hui les «criminels par inadvertance» ? Que faisons-nous, que pouvons-nous faire, nous qui sommes là ?

Cette méditation sur la justice emprunte à Emmanuel Levinas, à l’économiste indien Amartya Sen, avec notamment la notion de « justice des poissons, et a aussi des accents à la Camus. Que peut le théâtre, face à la tragédie syrienne ? Toute la question de la représentation est ici soulevée (en douceur, mais soulevée tout de même !). Et il faut bien répondre : c’est une aporie ! Même si on a aussi le sentiment que, seul, le théâtre est en mesure de représenter cette tragédie. Mais quel sens a le mot « représenter » ?

 

Aucune place ici pour le réalisme, ni pour la déploration ou la description ! Henri-Jules Julien, auteur et metteur en scène, donne à voir cette aporie, la fait mimer par la musique, le rythme textuel, la mélopée, les accents de la voix, le jeu des lumières et les vibrations de la contrebasse. Minimalisme de la pudeur et du respect. Dans cette gageure, la comédienne tient une place centrale. Sur son regard, sur sa voix, sur son chant, et sur sa présence naturelle et émouvante, repose ce fragile édifice. Mais pari gagné: elle sait nous toucher en s’adressant à nous, en toute simplicité, sans affectation. Avec une vérité et une sensibilité convaincantes qui portent le texte… Un moment de partage bref, mais intense ; on ressort de là, ému et un peu frustré, mais toujours étonné par la force du langage théâtral qui peut faire son miel de rien, et aller là où personne ne peut.

 

Michèle Bigot, le 18 mars 2017

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